Wall-e portant u

Je suis tombé récemment sur un thread sur Reddit qui parlait d’à quel point c’est “mal” que Pest PHP, un framework de tests basé sur PHPUnit, ait été financé par des gens mais se prétende Open Source.

Le but de ce financement était que Nuno puisse rendre son package disponible aux personnes qui le financent, et à partir d’un certain montant, il puisse le rendre Open Source pour tout le monde.

Je ne sais pas trop quoi penser de tout ça (en fait si, je sais, d’où cet article, vous allez voir). Après tout, si Nuno Maduro (que j’ai déjà rencontré, et qui est quelqu’un de cool), l’auteur de Pest PHP, veut financer son projet pour qu’il puisse en vivre et en même temps permettre à un projet de devenir Open Source, c’est cool, je ne vois pas ce qu’il y a de mal à dire de ça.

Cela dit, peut-être que vous avez lu le titre de cet article avant de lire l’article en lui-même (sinon, dites-le moi, j’aime bien les gens bizarres), tout ça me fait penser à un truc que j’essaye vraiment de faire dans ma vie mais qui est assez galère.

Mais pour commencer, un peu de contexte.

(désolé, ça va faire beaucoup de contexte…)

Mon voyage à travers le concept de “prix”

Vous avez peut-être déjà vu d’après mes tweets et articles que je ne suis pas très loin d’être de gauche, sinon un peu SJW. Jugez par vous-même.

C’est un mode de vie que j’ai depuis des années, sinon des décennies (le temps passe vite…).

Il y a quelques années, pendant mes recherches sur de meilleurs modes de vie, j’ai rencontré des gens incroyables, des artistes vivant dans des communautés au milieu de la campagne. Les rencontrer a changé ma vie.

Ils vivent dans des yourtes, des tiny houses, sont proches de la nature, font de la permaculture, sont humanistes, font du home-schooling, les enfants gambadent et sont élevés par toutes les personnes de la communauté et pas seulement leurs parents, etc.

C’est assez similaire à la communauté de Twin Oaks aux États-Unis, mais à moins de deux heures de route de chez moi en France.

Ils m’ont appris beaucoup de choses sur la communication de groupe (et en tant qu’autiste, j’ai clairement besoin de ce genre d’apprentissage), mais aussi sur la hiérarchie horizontale (pas de chef, et des décisions démocratiques), le partage, et la décroissance économique au profit de l’environnement et de la communauté.

Mais revenons-en à nos moutons, ils m’ont aussi appris un nouveau concept :

Le prix libre et conscient.

Continuez la lecture, nous allons revenir à ça très vite.

Prix

Prix.

C’est un mot assez intéressant, n’est-ce pas ?

Est-ce que vous vous êtes déjà demandé quel “prix” vous pouvez donner à des choses ?

En France, le prix d’une baguette 🥖 et à moins d’un euro au moment où j’écris cet article.

Est-ce qu’une baguette vaut vraiment ce prix ?

Une voiture a un prix, prendre un billet de train a un prix.

Tout a un prix.

(en général)

(ou l’art d’enfoncer des portes ouvertes)

Personnellement, j’ai longtemps pensé que ce concept de prix était vraiment important pour “donner une valeur” à des choses. Le pain a une valeur car c’est de la nourriture, et la nourriture est indispensable, par exemple.

Mais à un moment donné j’ai commencé à trouver ce concept absurde.

Le prix est absurde

Un bon exemple à mes yeux, je l’ai vécu en 2008.

Je ne travaillais pas encore dans l’informatique (le code était juste un loisir à ce moment-là), et j’étais employé dans un centre d’appels, et pour aller au travail, je devais prendre mon vélo, rouler une dizaine de minutes, prendre un train pendant 30 à 45 minutes, et rouler à nouveau pendant une vingtaine de minutes. J’avais une voiture, mais c’était beaucoup plus éc onomique de prendre le vélo parce qu’un abonnement de train était moins cher que l’essence pour la voiture.

Et à la fin de l’année 2008, une crise pétrolière est arrivée en France, des plaintes, des manifs, etc., mais surtout, des grèves à cause de la forte hausse du prix de l’essence.
Les trains étaient annulés, donc je ne pouvais plus prendre le train pour aller bosser.
Tant pis, j’ai pris ma petite voiture, ça me prenait plus de temps que le train, il y avait des embouteillages, le prix de l’autoroute qui me dissuadait donc je prenais la route nationale, etc.
Et à un moment il a bien fallu remettre de l’essence.

Et là, pas moyen. Vu que tout le monde était complètement paranoïaque par peur de la pénurie, je voyais des gens remplir des bidons d’essence en plus qu’ils gardaient dans leur coffre, même si c’était interdit, et donc ces gens-là ont clairement causé la pénurie.

Du coup je ne pouvais plus aller travailler. Pas de train, aucun covoiturage possible (j’étais le seul à vivre dans ma ville et à aller travailler à cet endroit), et plus d’essence, sans compter la hausse du prix de l’essence qui était vertigineuse.

Durant l’année, les prix d’à peu près tout avaient augmenté à tel point qu’on est entrés dans une crise mondiale.

Vous souvenez-vous de la raison qui a fait augmenter les prix de l’essence ?

Parce que “les gens” (et les industries) en avaient encore plus besoin.

Donc, pour résumer, les prix sont déterminés par la quantité de gens qui veulent dudit produit. Plus les gens en veulent, plus c’est cher.

Les économistes appellent ça “l’offre et la demande”.

J’appelle ça de l’absurdité totale.

Les prix selon l’offre et la demande sont absurdes à mes yeux parce que la façon dont le produit est créé et distribué et la même manière, c’est juste que vous allez demander plus d’argent parce que plein de gens en veulent, et donc vous faire encore plus de fric, mais la plupart du temps ça coûte le même prix à fabriquer, parfois même moins cher en grande quantité (parce qu’une usine de production automatisée peut ramener le prix unitaire à moins cher qu’avec une productino manuelle, par exemple), peu importe la demande. Mais l’offre et la demandent sont une opportunité pour les vendeurs de faire plus de bénéfices (ou plutôt plus de dividendes pour les actionnaires).

Le truc à retenir c’est que le concept de “prix” est toujours subjectif.

Certaines personnes trouvent complètement inutile d’avoir une bague en diamant.
Les jet-setteurs eux auront absolument “besoin” de dépenser des millions dans des collections de voitures de sport, yachts ou autres résidences hors de prix.

Rappelons-nous donc :

Le prix d’une chose dépend uniquement de ce que la société lui donne comme valeur.

Cette représentation est l’une des raisons principales qui fait que l’on rit quand Wall-E jette une bague de fiancailles et ne conserve que son écrin.
Parce qu’on pense que Wall-E est bête de jeter quelque chose qui a “autant de valeur” et de conserver quelque chose qui ne “vaut rien”.
Pensez-y.

Si on fixe la valeur d’une chose de façon absolue (par une loi par exemple), toute la société va s’adapter. Le prix d’un logement, le salaire que vous gagnez tous les mois, ou même le prix de notre chère baguette 🥖. Par exemple, à métier et compétences équivalents, votre salaire sera plus élevé à Paris qu’à Vesoul.

Le concept de prix libre et conscient est un vrai contre-argument au concept de “prix” vu par le capitalisme.

Quelques explications.

Pourquoi changer la représentation de prix dans la société ?

Il y a pas mal de raisons.

Encore une fois, je vais donner un exemple pour illustrer ce genre de changement.

Le mobilier.

Ikea est probablement l’entreprise la plus connue à vendre du mobilier.

Mais est-ce que vous vous souvenez de comment on se fournissait en meubles avant le XIXe siècle ?

Je vais vous le dire : on devait embaucher des artisans.

Avant la Révolution Industrielle, les artisans étaient le seul moyen de se fournir en mobilier.

Si vous ne pouviez pas en acheter, vous deviez le fabriquer.

Aujourd’hui, la célèbre table basse Lack de chez Ikea coûte moins de 10 €.

Embaucher un artisan pour construire une table similaire, quel que soit le matériel, coûtera probablement 10 fois plus, au moins.

Une raison simple à cette différence :

Ikea a automatisé le processus de fabrication de cette table avec l’industrie, faisant de facto bien plus de bénéfices, parce qu’une seule personne à la manœuvre peut fabriquer des centaines de morceaux de tables en utilisant des machines.

Jusque-là, tout paraît évident, j’enfonce des portes ouvertes, évidemment.

Mais maintenant, constatons un autre impact : désormais, on attribue la valeur d’une table basse de ce type à 10 €, alors que cette valeur était au moins dix fois supérieure auparavant.

Ce que le capitalisme nous a appris, c’est que si c’est “moins cher”, ça veut dire que ça a “moins de valeur”, et donc le fait de le casser ou l’abîmer n’est “pas si grave”, comparé au fait de briser une table qui “vaut” dix fois plus cher.

Avant que les industries de masse deviennent la norme, une table “valait” plus cher, à cause du temps et de l’énergie dépensés par l’artisan (et peut-être un peu de passion pour le métier aussi), donc on lui donnait vraiment plus de valeur.
Aujourd’hui, on donne moins de valeur, sinon aucune, parce que l’industrie nous permet de racheter intégralement nos biens pour un “prix dérisoire”.

(Sans compter que les meubles étaient beaucoup plus souvent passés de génération en génération, et que les enfants restaient au domicile familial probablement plus longtemps)

Bon, assez parlé meubles.

Je pense que vous avez saisi l’idée.

Si tout le monde conservait ses biens et leur donnait “plus de valeur” comme on le faisait avant l’industrie de masse, on n’aurait aucun besoin de racheter une table “Lack” à chaque déménagement, parce qu’on y ferait bien plus attention, on la réparerait si nécessaire, on la donnerait aux enfants pour leur premier appartement, et ceux-ci en prendraient soin aussi, bref, vous avez compris.

J’aimerais vraiment que l’on donne une autre valeur aux choses.

La communauté dont je parlais plus haut m’a vraiment fait réaliser que si on change la perception de la “valeur” d’une chose, on change son prix.

Du coup, quid de la notion de prix dans la tech ?

Dans la tech, il y a une forte dichotomie quand on parle de prix à propos d’Open Source et de développement.

L’Open Source est supposé être (la plupart du temps) gratuit, mais on a un boulot, et ce boulot a besoin d’un salaire.

Par chance, nous autres ingénieurs de l’IT avont de bons salaires, ce qui fait qu’on a aussi des exigences quand on cherche de nouveaux contrats ou employeurs.

Mais de l’autre côté, nous fournissons des outils Open Source gratuitement.

Du coup, revenons à ce thread sur Reddit qui blâmait Pest PHP de n’être disponible qu’à ceux qui le payaient.
Sur un commentaire en particulier :

You want me to give you $14 each month to receive access to a few libraries you made?

(traduction) Vous voulez que je vous donne $14 tous les mois pour que je reçoive un accès à quelques bibliothèques que vous avez développées ?

Par ce commentaire et les autres qu’elle a postés, cette personne pense que le financement d’un outil Open Source pour $14 par mois “ne les vaut pas”.

Parlons nombres.

Je ne sais pas combien Nuno est payé par son employeur, mais je pense qu’il est bien payé (comme la plupart d’entre nous dans la tech), surtout vu ses compétences et l’entreprise qui l’emploie. On va donc se baser sur la valeur moyenne de 3000 € net, en se basant sur le baromètre AFUP 2020.

S’il était payé 3000 € par mois, ça ferait approximativement 18 € par heure (mais vraiment approximativement).

Du coup, le mec (j’imagine que c’est un mec, vu son pseudo “_codeguy”) qui se plaint plus haut est en train de dire qu’il ne considère pas que Nuno “vaut” $14 par mois, alors même que la société évalue qu’il vaut 18 € par heure ?

C’est un très bon exemple du biais de représentativité économique.

“_codeguy” pense que même si Nuno bosse pour une société privée et qu’il développe des outils privés “à haute valeur”, le travail qu’il fait et rend libre et gratuit pour tout le monde n’a que “peu de valeur”, et quand je dis “peu”, c’est “très très peu”, parce que Nuno a dépensé en réalité une grosse quantité d’heures sur ce projet, il investit beaucoup de temps, et la seule chose qu’il demande est que les gens le “remercient” en l’aidant à en vivre pendant qu’il travaille pour la communauté, sinon pour “le monde” (de la tech en tout cas).

Je comprends totalement Nuno sur son projet, parce qu’il investit du temps et de la passion dans son objectif de servir la communauté.

Réaliser des choses à destination des gens est l’essence même de ce “prix libre et conscient”.

La demande de financement de Nuno démarre à $5, mais vous pouvez donner ce que vous voulez au-delà de ce montant, si vous estimez qu’il “les vaut”.

C’est ce que la communauté dont je parlais m’a appris.

Si je veux quelque chose, il y aura un prix initial, habituellement relativement bas (ou même nul), mais je peux donner ce que je veux en plus, si je pense que “ça les vaut”.

Avec ce concept, ces fans de permaculture ont organisé un petit festival en plein bois, et j’étais super content de décider de payer un jus d’orange un peu plus cher pour mes enfants, même si je sais que j’aurais payé moins cher dans un restaurant ou un bar, mais les activités gratuites que ces gens ont proposée dans ce festival, la sécurité pour les enfants, les musiciens, la décoration naturelle, étaient tellement géniaux que je considérais qu’ils valaient plus.
Et malgré tout, j’aurais pu avoir ce jus d’orange gratuitement, parce qu’ils proposaient un “prix libre et conscient”.

Libre parce qu’on paye ce qu’on veut, même rien (ce qui est pratique pour les personnes plus pauvres qui ne peuvent pas forcément toujours payer).

Et conscient parce qu’on devait nous-mêmes déterminer la valeur des choses en fonction de l’expérience vécue, plutôt que de se baser sur des estimations sociétales ou de classe économique.

Et c’est génial.

Conclusion

(Oui s’il te plait, conclus, parce que cet article est bien trop long !)

Sur reddit, “_codeguy” disait qu’il pensait que “l’Open Source était en train de mourir”, parce que des gens demandent à financer des projets Open Source.

Je ne suis pas d’accord.

Au contraire, je pense que c’est plutôt le début d’un nouveau système, parce que les mainteneurs de projets Open Source montrent régulièrement la quantité astronomique de travail qu’ils fournissent pour donner au monde des outils gratuits, depuis au moins cinquante ans, et que cinquante ans de vie et de don de soi ça a une valeur, et que cette valeur doit être au moins moralement équitable pour chacun.

Le concept de “prix libre et conscient” (ou “pay what you want”, en anglais) est à mon avis une bonne méthode, parce qu’elle permettra d’inciter les gens à estimer eux-mêmes la valeur des choses, en se basant sur leur propre retour d’expérience, plutôt qu’en se basant sur une “offre et une demande”, qui est absurde selon moi.

Dans la tech, le concept d’offre et de demande ne devrait pas, je pense, exister. Parce qu’on est capables de créer des outils qui peuvent être répliqués à volonté (ou presque, selon la limite des serveurs et d’internet, du hardware en gros), et les devs ne vendent pas de _hardware, ils vendent du temps de cerveau. Analyse, réflexion, architecture, audit, debug, etc.

Le temps de cerveau a en ce moment beaucoup de “valeur”, mais quand il devient Open Source, les entreprises ne lui en donnent aucune. Si c’était le cas, elles injecteraient des millions dans les projets Open Source, mais elles ne le font pas.

Le rêve idéal des mainteneurs de projets Open Source est d’être payés pour travailler sur ces projets.

Je suis presque certain que certains seraient d’accord d’avoir un salaire un peu moins élevé, si c’était pour bosser sur leurs projets Open Source avec autant de liberté qu’ils en ont quand ils le font aujourd’hui sur leur temps libre.

Les mainteneurs de projets Open Source aident des devs tous les jours. Sans eux, notre industrie s’effondre.

Donc récompensons-les avec des prix libres et conscients, pour l’aide libre et consciente qu’ils nous offrent.

On devrait apprécier l’Open Source pour sa valeur.

On devrait apprécier les artisans qui fabriquent nos meubles.